Une langue vivante a ceci d’incroyable qu’elle est sans cesse en train de bouger, d’évoluer, et ce, en dépit ce que tout ce qu’on voudrait qu’elle reste, qu’elle soit, ou qu’elle ne soit pas. C’est dans le lexique que cette évolution est la plus visible, car le lexique s’agrandit sans cesse des mots qui viennent décrire nos nouvelles réalités (Covid, cas contact), ou nommer différemment des réalités anciennes, mais dont l’existence n’était pas identifiée en tant que distincte (féminicide). Les mots se chargent de découper le réel, toujours selon un point de vue particulier, qu’ils font entendre.
A notre époque numérique, les mots nouveaux circulent plus vite qu’avant, on les voit sur les réseaux sociaux, s’ils nous parlent, on se les échange, on les fait fructifier. Si ce sont des mots qui visent à restituer l’intensité de nos expériences (grave, juste, trop bien), ils s’usent vite, comme une monnaie précieuse qui, passant de main en main, perd de sa valeur; il faut alors les remplacer.
La langue que je parle est aussi parlée par toutes les voix qui l’ont parlée avant moi, et la parlent en même temps ; en elle s’articule une tension entre le singulier et le collectif, qui requiert maîtrise et abandon : ma voix n’est qu’un des instruments de cet orchestre gigantesque, que ne conduit nul chef d’orchestre, et qui, pour le français, se joue aux quatre coins du monde et sur les cinq continents. Richesse inouïe, kaléidoscope culturel, où se jouent des enjeux de pouvoir, mais, surtout, d’ouverture, et d’humanité.
Etudier la langue, c’est prendre conscience de notre vulnérabilité infinie (je suis un animal mimétique, je parle comme ma voisine, comme mes amis), et du paradoxe propre à tout être humain : espèce qui enseigne l’apprentissage de son moyen d’expression et le met en scène (regarde mon bébé, maman est en train de te donner le biberon), et qui très vite (trop vite) oublie l’apprentissage pour se glorifier de sa « maîtrise » de la langue, pour en faire un capital social, une raison de mépriser les autres (celles et ceux qui la parlent mal, qui font des « fautes »).
Oubliant au passage qu’une langue ne peut se dompter, et qu’elle sert, d’abord, à se comprendre. Qu’elle peut, seulement, et c’est déjà tant, se parler.
En savoir plus sur Julie Neveux
Julie Neveux est normalienne, agrégée d’anglais, et maîtresse de conférences en linguistique à la faculté des Lettres de Sorbonne Université.
Elle a déjà publié John Donne : Le sentiment dans la langue (Editions Rue d’Ulm, 2013) et Je parle comme je suis (Grasset, 2020)